Aujourd’hui, on continue notre série d’articles sur l’Histoire oubliée de nos villes. On arpente souvent les mêmes rues, en voyant toujours les mêmes bâtiments. Ce que j’aime énormément, c’est en découvrir un peu plus sur ces endroits qu’on côtoie tous les jours sans réellement y prêter attention. Tu es prêt ? C’est parti ! On t’emmène à la découverte de l’Histoire oubliée de la construction de la Tour de l’Europe qui est, qu’on le veuille ou non, emblématique de Mulhouse.
À l’avant-garde de l’industrie européenne, Mulhouse souffre de la crise des années 30
Au XIXe siècle, la ville de Mulhouse, surnommée « Manchester française », est une ville avant-gardiste.
Sa cité ouvrière fait notamment figure de modèle avec la mise en place de ce qu’on appelle le « carré mulhousien ». Malheureusement, la ville est profondément marquée par la crise économique des années 1930 et par la fin de la Seconde Guerre mondiale : le paysage mulhousien est alors jonché de friches industrielles. C’est notamment le cas de la friche de la Dentsche, usine désaffectée en plein cœur de la ville.
Le sortir de la Guerre marque un nouvel espoir
Dans les années 1950, en plein dans les Trente Glorieuses, Emile Muller, alors maire de de Mulhouse, entreprend de grands travaux et a pour ambitieux projet de transformer le quartier de la Dentsche en quartier « Europe ».
Pour comprendre cette volonté, il faut savoir qu’Emile Muller était un personnage extrêmement engagé dans le débat politique européen, puisqu’il fut non seulement membre du Conseil de l’Europe de 1958 à 1962, mais également membre du Parlement européen de 1973 à 1979.
L’Europe est pour lui l’avenir et il compte bien faire d’une pierre deux coups : réaménager cette ville victime de la désindustrialisation tout en lui donnant un rayonnement européen, pouvant rivaliser avec Strasbourg.
Pour mener à bien son projet, Emile Muller missionne François Spoerry et Henri-Jean Calsat, chacun nommé architecte-urbaniste conseil. Bien qu’ils soient libres de proposer des plans d’aménagement, certains dispositifs sont exigés, comme par exemple l’aménagement d’une « place oblongue de forme trapézoïdale […] occupée par un édifice à caractère monumental » (Contrat d’urbaniste-conseil pour l’établissement des plans-masses et d’aménagement du quartier de la Dentsche, 1er février 1957).
Si tu es familier avec Mulhouse, tu reconnaîtras sûrement la Place de l’Europe qui, le matin, se retrouve ombragée par l’immense Tour de l’Europe.
De la Place de l’Europe originelle, il n’en reste pas grand chose aujourd’hui : à l’époque, on pouvait y voir des blasons de grandes villes européennes. Les rues alentours sont renommées et les bâtiments du quartier portent des noms en rapport avec l’Europe.
Une Tour de 3 faces, pour représenter les 3 pays rhénans
La Tour de l’Europe, quant à elle, a une particularité : elle ne comporte que trois faces. Rien n’a été fait au hasard, puisque ces trois faces concaves sont non seulement symbole de modernité, mais également (et surtout) symbole de rencontre entre trois pays : la France, l’Allemagne et la Suisse.
Je te l’avais dit : le maire n’a pas fait les choses qu’à moitié et tout a été pensé pour faire de ce quartier un réel hommage à la construction européenne.
À l’époque, la Tour de l’Europe est intégralement pensée dans la mouvance d’un urbanisme vertical. Ce sont les grandes heures du mouvement moderne qui prévoit de bien structurer les espaces pour les différents besoins humains (habitat, travail et loisirs), de se baser sur une architecture aux lignes épurées, en béton armé et de laisser assez d’espaces réservés aux piétons, d’autres aux rencontres et enfin, des zones où l’automobile est reine.
L’ambitieux projet d’en faire la plus haute tour de France
Lorsque la ville de Mulhouse achète les 620 hectares de la friche de la Dentsche, en 1955, c’est tout d’abord pour y installer un projet ambitieux qui comporte quatre points principaux :
- Adapter le centre ville à la circulation des automobiles,
- Du même coup, apporter une solution au problème de stationnement,
- Lutter contre la crise du logement,
- Créer un nouveau centre avec une grande place, sorte d’agora où se retrouveraient les Mulhousiens.
Au début, le projet prévoyait que la Tour de l’Europe n’accueille que des bureaux. Cependant, après la guerre, les villes sont confrontées à une explosion démographique sans précédent à laquelle il faut faire face. Peu à peu, le projet évolue et, sur les 191 lots, 146 seront finalement dédiés au logement. Le plan a ainsi été pensé pour permettre cette modulation des espaces : il pouvait accueillir six logements par niveau, répartis en deux logements par faces.
Cerise sur le gâteau : un restaurant panoramique offrant une vue imprenable sur la ville, les Vosges, la plaine d’Alsace, la Forêt Noire, le Sundgau et le Jura venait compléter cet ensemble.
Comble de modernité : le restaurant tournait, permettant ainsi aux clients de profiter d’une vue à 360° ! Jusqu’au milieu des années 1980, il était possible d’admirer cette même vue depuis la terrasse de 550m² située au 29ème étage de la Tour de l’Europe. Malheureusement, celle-ci a été fermée car il semblerait qu’elle plaisait un peu trop aux personnes ayant des envies suicidaires.
Initialement, le projet prévoyait une hauteur de 130m
Être toujours plus moderne est une des ambitions d’Emile Muller pour sa ville. Cette course à la modernité passe par la volonté d’avoir la plus grande tour. Initialement, le projet prévoyait une hauteur de 130m, pour pouvoir dépasser la Tour Pirelli, située à Milan. Cette dernière était le plus haut gratte-ciel du Marché commun européen.
Finalement, face au surcoût lié aux normes de sécurité pour les immeubles de plus de 100 mètres, il fallut se « contenter » d’une tour de tout pile 100 mètres.
Lot de consolation : avant l’achèvement de la Tour Montparnasse, la Tour de l’Europe était la plus haute de France.
À la gloire d’hier !
La construction de ce nouveau quartier mulhousien est alors très médiatisé, notamment lors de la « Journée mulhousienne de l’urbanisme », le 12 mai 1959, qui permet de présenter le projet. Cette journée rencontre un tel succès que l’année d’après se tient, toujours à Mulhouse, le « Jour mondial de l’urbanisme » : le maire y présente l’image d’une ville moderne en pleine expansion et résolument tournée vers l’Europe.
La Tour de l’Europe, emblématique de l’architecture moderne des Trente Glorieuses, est inaugurée le 5 mai 1973, quatre ans après le début du chantier. Encore un symbole, puisque c’est le jour du 25ème anniversaire de la création du Conseil de l’Europe ! La Tour rencontre un franc succès et, on se prend même à vouloir « voir Mulhouse du haut de la Tour de l’Europe, un peu comme on regarde Paris du haut de la Tour Eiffel » (in JAQUEL, Roger, TROER, Charles, MEYER, Paul. Mulhouse plein cadre. Aspects d’une ville vue de la tour de l’Europe, 1973, p.3)
Emilie Muller continue sur sa lancée et donne le coup d’envoi d’un autre projet : celui de la ZUP (zone à urbaniser en priorité) qui doit accueillir des ensembles sportifs, universitaires et résidentiels : il s’agit du futur quartier des Coteaux.
Le quartier européen n’est qu’un avant-goût de ce qui attend Mulhouse… Pour le meilleur ou pour le pire.
Quel avenir pour la Tour de l’Europe ?
Depuis que j’habite Mulhouse, j’ai souvent entendu « L’avantage d’habiter dans la tour, c’est que tu ne la vois pas ». Trop souvent considérée comme une verrue dans la ville du XXIe siècle, il faut tout de même souligner qu’elle a été labellisée « Patrimoine du XXe siècle » en 2016. Depuis quelques années, les logements se vident car les charges y sont trop élevées. Le symbole de Mulhouse n’attire guère et c’est justement un enjeu central pour ses habitants. Les idées ne manquent pourtant pas pour tenter de redynamiser l’endroit qui a un énorme potentiel : l’hiver dernier, la Tour de l’Europe s’est ainsi transformée en calendrier de l’Avent géant ; cet été, des artistes de Motoco ont, l’espace d’une nuit, transformé l’ancien restaurant panoramique en une magnifique chambre dans le ciel.
Mais au-delà de ces animations ponctuelles, la Tour a aujourd’hui besoin d’un réel projet de rénovation afin de retrouver toute la gloire de son passé. Lors de mes recherches pour l’article, j’ai pu trouver deux projets, à l’initiative de l’association « Vive la Tour de l’Europe » .
Le premier serait la mise en place d’un modèle inter-générationnel où jeunes et moins jeunes vivraient ensemble : l’avantage étant que la Tour de l’Europe est un endroit très accessible aux personnes âgées, en plein cœur de la ville.
Le deuxième projet, que j’aime assez, consiste à accueillir au sein des murs de la Tour des data-centers : cela permettrait ainsi de chauffer l’immeuble, dont l’isolation laisse à désirer.
En novembre 2018, la ville de Mulhouse a préempté l’ancien restaurant panoramique, sa terrasse et ses annexes : une bonne nouvelle pour cet endroit emblématique qui, depuis des années, passait de mains en mains sans véritable succès.
Affaire à suivre, donc.
Source principale de l’article : Amandine Diener, « Le quartier et la tour de l’Europe à Mulhouse (1959-2015). Perspectives européennes d’un patrimoine transfrontalier », disponible ICI
Photo de couverture : Skyline Mulhousienne, par Tristan Vuano