Quand Strasbourg et Kehl avaient un fuseau horaire différent

28 septembre 2020
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Si il y a 100 ans vous aviez voulu vous rendre dans la ville allemande de Kehl à côté de Strasbourg, alors vous auriez dû avancer votre montre d’une heure, en franchissant le Rhin. Même chose entre Saint-Louis (France) et Bâle (Suisse).
Mais depuis la Seconde Guerre mondiale, les pays d’Europe occidentale sont alignés sur le même fuseau horaire (sauf le Portugal et le Royaume-Uni).
Un curieux héritage dans lequel l’Alsace-Moselle s’est retrouvée en première ligne, au gré des conflits armés.

Pour commencer, qu’est-ce qu’un fuseau horaire ?

Si aujourd’hui nous avons la même heure à Paris, Strasbourg et Berlin, c’est que cette heure a été coordonnée.
Notre fuseau horaire actuel est C.E.S.T, pour heure d’été d’Europe centrale (Central Europe Summer Time). Ce fuseau est basé sur le méridien de référence de Greenwich (qui en France se nomme TU, pour temps universel), auquel nous ajoutons 1h en hiver (TU+1) et 2h en été (TU+2).

Mais jusqu’à la fin du XIXè siècle, l’heure était calculée localement grâce à des cadrans solaires présents sur des cathédrales ou des hôtels de ville.
Ainsi, lorsque le cadran de Notre-Dame de Strasbourg affichait 12h00, celui de Notre-Dame de Paris affichait encore 11h40, alors qu’il était déjà 12h25 à Berlin.

Cathédrale Notre Dame de Strasbourg

Cadran solaire, sur la façade sur de la Cathédrale Notre Dame de Strasbourg

Ces calculs sont arrondis, pour simplifier la lecture de l’article, mais ils permettent de cerner les différentes heures entre deux villes et le besoin de mettre en place des fuseaux horaires, afin de se coordonner.

L’adoption des fuseaux horaires, liée à l’essor du ferroviaire

Ces différences devinrent vite un problème au milieu du XIXè siècle : avec le développement des lignes de chemins de fer, il fallait un système uniforme pour annoncer les départs et arrivées des trains. À cette époque, les compagnies ferroviaires sont nombreuses sur un même territoire et elles disposent toutes de leur propre horaire, basé sur l’horaire local d’un terminus ou du siège social.

L’effet était particulièrement perceptible aux États-Unis, où il y avait autant d’horaires que de villes. L’image ci-dessous est extraite d’un guide pour prendre le train ou le bateau aux États-Unis, en fonction des heures locales.

Comparative-time-table

En 1884, la Conférence de Washington réunit 25 pays et adopte la création de 24 fuseaux horaires, dont l’heure 0 (ou temps universel) est basée sur l’heure solaire de l’observatoire astronomique de Greenwich, près de Londres. Au grand damn des français, qui auraient préférés que l’heure de Paris l’emporte !

Pour les curieuses et les curieux, le compte-rendu de la conférence de Washington est disponible ici. C’est assez incroyable de voir qu’à cette époque, 25 pays ont réussis à se réunir et s’accorder.

L’idée d’un fuseau horaire est simple : une journée est découpée en 24 heures et la terre est une sphère de 360°, découpée en méridiens. 360° / 24 heures = on rajoute +1 heure tous les 15° de méridien.

Fuseaux Horaires

Découpage de la terre en fuseaux horaires, le méridien de Greenwich étant le référentiel 0

La conférence sert à déterminer le référentiel, à savoir le méridien de départ, mais chaque pays reste libre d’appliquer sa propre heure.
C’est pourquoi en France, c’est l’heure de Paris qui fut adoptée, avant de devenir la norme le 14 mars 1891 dans tout l’hexagone. Cette heure est décalée d’un peu plus de 9 minutes, par rapport au temps universel car Paris se trouve à 02°20′ du méridien de Greenwich.

Mais au moment de l’adoption de ces règles, l’Alsace-Moselle est allemande. Le même scénario se produit approximativement en Allemagne : l’heure de Berlin est appliquée à Strasbourg et dans le Land Elsaß-Lothringen pour les transports ferroviaires.
Approximativement, car à cette époque il y a de grandes différences politiques entre le nord du pays, Prussien et le sud, réparti entre le Pays de Bade, le Royaume du Württemberg et celui de Bavière. Il y a donc 4 fuseaux horaires en Allemagne.

Pour se rendre de Strasbourg à Kehl, il faut donc retirer 20 minutes de sa montre et passer de l’heure de Berlin à celle de Karlsruhe.

fuseaux horaires allemands

Avant l’introduction de l’heure d’Europe centrale, il y avait quatre fuseaux horaires pour le trafic ferroviaire en Allemagne.
Source : DB Museum, Eisenbahn-Kursbuch

Une situation qui amène quelques curiosités : si un voyageur souhaite effectuer le tour du Lac de Constance (le Bodensee, à une centaine de kilomètres de l’Alsace) en train, il doit se conformer à 5 heures différentes. Le Lac étant à cheval entre 3 Lands allemands, l’Empire austro-hongrois et la Suisse.

Les 5 fuseaux horaires autour du Bodensee (Lac de Constance)

Les 5 fuseaux horaires autour du Bodensee (Lac de Constance)

C’est pourquoi en 1893, l’Empire Allemand met en place une loi pour introduire une heure d’Europe Centrale, déterminée sur le méridien se trouvant à +15° de celui de Greenwich et non plus sur une capitale d’État, soit +1h (TU+1). L’Heure d’Europe Centrale est née (M.E.Z pour Mitteleuropäischen Zeit en allemand ; C.E.T pour Central Europe Time en anglais) et donc appliquée en Alsace-Moselle.

MEZ Zone

La création du fuseau horaire d’Europe Centrale

En résumé, jusqu’en 1884 chaque ville dispose d’une heure locale, basée sur la position du soleil. Après la conférence de Washington, les horloges commencent à s’uniformiser régionalement ou nationalement.
En France, on utilise dès 1891 l’heure locale couplée à l’heure de Paris pour les transports. En Allemagne, une heure nationale est appliquée à partir de 1893, sur les principes adoptés lors de la conférence de Washington.

En 1918, l’Alsace-Moselle devient française et change de fuseau horaire

La suite de l’Histoire est connue : l’issue de la Première Guerre mondiale marque le retour de l’Alsace-Moselle, à la France.

Sept ans plus tôt en 1911, la France met ses pendules à l’heure et abandonne définitivement son « heure de Paris », pour se baser sur celle du méridien de Greenwich. Entre temps, l’heure nationale s’est démocratisée et l’heure locale est tombée en désuétude.

L’Alsace-Moselle, française, change donc de fuseau horaire comme de pays, pour adopter l’heure d’Europe Occidentale (TU±0). Sa voisine allemande, Kehl, est alors sur le fuseau horaire d’Europe Centrale (TU+1), tout comme Bâle en Suisse.

Fuseaux horaires Europe

En bleu, le fuseau UTC ±0
En rouge, le fuseau UTC +1
Source : Falk Oberdorf, Wikimedia

Pour le Land allemand du Palatinat, frontalier avec l’Alsace du Nord, les pendules sont mises à l’heure occidentale.
La raison ? Le Traité de Versailles permet à la France, la Belgique et le Royaume-Uni d’occuper toute la rive gauche du Rhin. L’Allemagne se retrouve alors découpée en 2 fuseaux horaires et le temps, plus que jamais, devient un élément de supériorité.

Mais l’Histoire se poursuit et les vainqueurs d’hier deviennent les vaincus de demain.
En 1940, l’Allemagne nazie annexe la quasi totalité de l’Europe Occidentale et impose à son tour son fuseau horaire … qui reste encore utilisé de nos jours.

Le fuseau actuel en France, un héritage de l’Allemagne nazie

Il paraît aujourd’hui si évident d’avoir une heure commune en Europe Centrale et Occidentale, qu’on en oublie totalement son histoire.

Rappelons-nous, les fuseaux horaires sont découpés en 24 zones, dont le fuseau 0 est le méridien de Greenwich (qui passe par la France, l’Espagne et l’Algérie, ci-dessous en jaune). Il est donc attendu le même fuseau horaire pour les pays traversés par ce méridien.

Carte des fuseaux horaires en Europe, selon les méridiens (Source : Dr. Andreas Rueff)

Pourtant la France, l’Espagne et l’Algérie sont aujourd’hui sur le fuseau +1, tout comme l’Allemagne. Ce choix de fuseau a même un nom : l’heure allemande. Il s’agit d’un héritage direct de l’Allemagne nazie.

Oui, la France est en décalage d’une heure par rapport à la vraie position du soleil. Un phénomène encore plus marqué en Espagne, où le rythme de vie s’en est retrouvé décalé.

Pour connaître le décalage entre l’heure solaire – ancienne heure locale – et l’heure officielle, il suffit de se placer devant un cadran solaire : ils sont nombreux sur nos cathédrales.

Sur la photo ci-dessous prise à Strasbourg, la grande aiguille indique l’heure (la petite, le jour de la semaine) ; il est donc midi.
Le cadran solaire sur la photo suivante indique quant à lui X 1/3, pour 10h 1/3. Les photos ont toutes les deux été prises en juin 2020, à midi pile, cela montre le décalage entre notre fuseau horaire et l’heure solaire.
Avec l’heure d’hiver, ce décalage n’est que d’une quarantaine de minutes, contre près de deux heures en heure d’été.

Transept sud Notre Dame de Strasbourg - Horloge

Horloge du Transept sud de Notre Dame de Strasbourg

Transept sud Notre Dame de Strasbourg - Cadran solaire

Cadrans solaires du Transept sud de Notre Dame de Strasbourg. L’heure solaire est indiquée sur le cadran du haut.

Depuis 130 ans, l’Alsace-Moselle a changé 4 fois de fuseau horaire

Dans les 130 dernières années, l’Alsace-Moselle a de manière générale changé 4 fois de fuseau horaire :

  • Jusqu’en 1893, c’est l’heure solaire qui est utilisée
  • De 1893 à 1918, c’est l’heure allemande (TU+1)
  • De 1918 à 1940, l’heure française (TU±0)
  • Depuis 1940, l’heure allemande, jusqu’à présent (TU+1)

De « manière générale », car certaines villes comme Mulhouse ont pu faire l’objet de batailles spécifiques comme en août 1914, passant d’un camp à l’autre en quelques jours.

Ainsi, Mulhouse passe de l’heure allemande à l’heure française le 8 août 1914, revient à l’heure allemande le 10, repasse à l’heure française le 22, retourne à l’heure allemande le 24 et ne revient à l’heure française que le 17 novembre 1918. L’expression « chacun voit midi à sa porte » n’aura jamais porté aussi bien son nom !

En France nous utilisons encore à ce jour l’heure allemande. Tout comme la Belgique, les Pays-Bas ou encore l’Espagne, qui s’est calée sur l’heure allemande durant le régime de Franco.
Un curieux héritage d’une époque, où le temps était aussi synonyme de pouvoir politique.


Pour en savoir plus …

Grand merci à toi pour la lecture de cet article, dont la rédaction a commencé en regardant un épisode du Dessous des Cartes, sur l’accélération du temps. S’en sont suivies de multiples recherches pour traiter le sujet localement, à l’échelle de Strasbourg et de l’Alsace.

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Merci aussi au Musée Historique de Strasbourg et à la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame de Strasbourg, pour son aide dans la compréhension des multiples cadrans solaires de l’édifice.

Ci-dessous, la liste des sources en français et allemands, consultées pour rédiger ce billet.

https://journals.openedition.org/rhcf/416

https://journals.openedition.org/rha/6612?lang=en

https://www.heise.de/select/tr/2018/5/1525038511408049

https://www.mathe-physik-technik.de/links/kein-sommer-ohne-sommerzeit/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fuseau_horaire

https://fr.wikipedia.org/wiki/Conf%C3%A9rence_internationale_de_Washington_de_1884

https://fr.wikipedia.org/wiki/Temps_moyen_de_Paris

https://fr.wikipedia.org/wiki/Heure_en_France

https://de.wikipedia.org/wiki/Uhrzeit#Deutschland

https://de.wikipedia.org/wiki/F%C3%BCnf_Ortszeiten_am_Bodensee

https://de.wikipedia.org/wiki/Zeitzone#Einf%C3%BChrung_der_MEZ_in_Deutschland

https://de.wikipedia.org/wiki/Gesetz_betreffend_die_Einf%C3%BChrung_einer_einheitlichen_Zeitbestimmung

https://fr.wikipedia.org/wiki/Heure_normale_d%27Europe_centrale

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